Premier chapitre Alpes noires

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La file de randonneurs s’étirait. Joseph attendit que tout le groupe le rejoigne au bord de la Tanne Froide. Situation classique : tandis que ceux que Joseph appelait « les chiants » tardaient à s’agréger, ne laissant échapper aucune occasion pour musarder – comme contempler un vol de merles quelconques ou photographier n’importe quelle fleur avec explication détaillée du rapport focale/vitesse d’obturation utilisé – ceux qu’il surnommait « les fayots » le harcelaient de questions aimables, avec le seul souci de montrer au groupe ainsi qu’à eux-mêmes combien ils étaient plus proches du guide que du touriste lambda. Joseph connaissait les réponses à leurs questions. Joseph était guide depuis plus de quinze ans ; ici, dans les Bauges. Il aimait malgré tout son métier. Pour les sentiers qu’il parcourait, non pour les gens qu’il y emmenait, à de rares exceptions près.

Les randonneurs se répartirent autour d’un filet de protection en plastique orange et Joseph expliqua ce qu’était une tanne, comment et pourquoi le massif du Margériaz était truffé de ces gouffres profonds et étroits.

— Vous comprenez maintenant pourquoi les tannes sont balisées et protégées par un filet !

Chacun hocha la tête. Quelques appareils-photos cliquetèrent.

— Et quelle est la profondeur de celle-ci ? demanda un fayot.

— À peu près quinze mètres… La lumière n’y pénètre jamais jusqu’au fond… En faisant très attention, vous pouvez vous pencher et voir qu’il y subsiste de la neige…

L’ensemble du groupe progressa d’un pas en direction des parois du gouffre. Frissons et sifflets saluèrent la présence effective de neige quinze mètres plus bas.

— On dirait qu’il y a quelque chose accroché à la paroi ! lança la compagne du fayot précédent.

Joseph jeta un regard à la jeune femme brune ; puis un regard vers l’endroit qu’elle désignait.

— Ça ressemble à un vêtement, renchérit la femme. Rouge !

Joseph fronça les sourcils.

— En effet… Rouge… Une écharpe, peut-être…

Quelques appareils-photos chuintèrent.

— Bon, on continue ? invita Joseph.

Le groupe se remit en marche. Les chiants derrière, les fayots devant, sur les talons de Joseph. Comme à l’école. Joseph avait un temps envisagé d’être professeur de SVT. Il y était presque parvenu : quand il s’agenouillait devant une fourmilière d’un mètre de haut, qu’il enfonçait son thermomètre à l’intérieur pour démontrer que la température y était d’une fraîcheur constante, que sa main affolait les insectes pour leur faire projeter leur acide formique et qu’il présentait cette main sous les narines des randonneurs, les fayots jouant des coudes au premier rang, les cancres se tirant le portrait adossés aux épicéas, Joseph s’imaginait bien au milieu de sa classe…

Joseph emprunta un raccourci afin d’écourter la randonnée. Personne ne s’en aperçut. Une heure plus tard, ils étaient de retour à leur centre de vacances. Joseph ne s’attarda pas. Il grimpa dans son antique 4L. Direction la gendarmerie. Ce vêtement rouge au fond de la tanne l’intriguait. Cette écharpe rouge l’inquiétait.

Le lendemain matin, les gendarmes établirent que l’étoffe appartenait à Laura Fournieux.

Le corps de Laura Fournieux fut extrait de la Tanne Froide vers onze heures.