Fatou n'a qu'une jambe... mais dans sa tête, elle en a deux

1

 

 

Fatou est assise sur un banc. Elle attend sagement. Dehors, des garçons jouent avec un ballon et plus loin, si elle se penche un peu, la petite aperçoit un groupe de filles accroupies qui discutent en riant. Elle aimerait bien aller les rejoindre. S’asseoir dans leur cercle. Rire aussi. Mais elle a promis qu’elle ne bougerait pas de ce banc. Qu’elle attendrait ici et serait bien sage. Fatou l’a promis à sa maman. Alors, elle reste là, à attendre en se tordant le cou pour observer les autres enfants.

 

         C’est long d’attendre, quand on a huit ans. La fillette balance ses jambes dans le vide sous le banc, comme si elle entendait encore la radio à manivelle de Papa Daye, là-bas au village. Mais son village est bien trop loin maintenant, elle ne peut pas vraiment l’entendre. Seulement la musique reste dans sa tête, et aussi le grésillement… Fatou n’a qu’une jambe, mais dans sa tête elle en a deux, comme avec la radio de Papa Daye dont elle entend la musique bien que cela ne soit pas vraiment possible.

 

Deux jambes trop grandes. Maigres mais musclées. Oh ! Fatou sait bien qu’en vérité, il ne lui reste que la droite, avec la peau toute brûlée et boursouflée dessus. De l’autre côté, il n’y a plus que le haut de sa cuisse dans un bandage, et plus bas, rien du tout. Juste la béquille pour remplacer. Un peu, mais ça n’est pas pareil.

 

C’est dans l’explosion que c’est arrivé. Une mine enfouie et oubliée là, sur le bord du chemin derrière le village. L’engin a attendu longtemps jusqu’à ce que le pied gauche de Fatou déclenche le mécanisme. Il y avait eu deux victimes : l’une était morte et l’autre gravement blessée.

 

À cause du bruit immense de la déflagration, Fatou n’a plus rien entendu pendant plusieurs jours. Elle voyait seulement les hommes et les femmes du village, tout autour d’elle. Sentait leur panique et leurs lamentations. Mais n’entendait rien. Un silence si beau. Qui n’existe nulle part sur le continent africain. Ce silence-là, c’est Fatou qui l’a trouvé. Elle a marché dessus.

 

Pour ne pas l’abîmer, la petite fille  ne parle plus. Même si depuis un moment déjà, elle entend de nouveau. Elle s’est habituée à ne plus rien dire. À tendre l’oreille, en quête de ce silence qui s’est évaporé. Fatou ne parle pas, sauf à sa maman. Mais tout doucement. En chuchotant. Peut-être que si elle ne l’effraie pas, le silence reviendra ?

 

À force d’attendre sagement comme Maman le lui a demandé, la dame finit par revenir vers le banc. Elle est très blanche avec des tâches de rousseur et des joues rouges. Avant de la rencontrer, Fatou ne savait pas qu’on pouvait avoir des cheveux orange. La dame tient des papiers et les agite devant son visage pour s’éventer. Elle souffle et regarde autour d’elle. Déchiffre les panneaux. Examine ses papiers. Puis elle la prend par la main pour l’aider à se remettre debout et lui tend sa béquille.

 

Ce n’est pas facile de marcher avec ce bout de bois coincé sous l’aisselle. Heureusement, Maman est là, de l’autre côté. Fatou s’appuie un peu contre elle. Sentir son corps rond et chaud la réconforte. Lui donne la force de suivre cette dame qui marche trop vite. Il faut se dépêcher. L’enregistrement va bientôt fermer.

 

La fillette ne comprend rien de tout cela. Ne sait pas ce que c’est qu’un enregistrement. À part pour la musique, sur le poste de Papa Daye. Il appelait ça des enregistrements. Mais c’était de la musique tout pareil. Avec le même grésillement.

 

Aujourd’hui, Fatou ne sait pas pourquoi elle doit se dépêcher. Mais il faut bien écouter la dame. C’est Maman qui l’a dit. Alors la petite se presse autant qu’elle peut et s’engouffre dans la voiture de location.

 

Pendant le trajet, la dame parle beaucoup. Elle dit que l’organisation qui l’envoie fait beaucoup de choses pour les enfants de ce pays. Que cette organisation va la sauver, qu’il ne faut pas avoir peur, que tout ira bien.

 

Fatou serre la main de Maman. Elle pose son front contre la vitre de la voiture et regarde le paysage qui défile. Dans le ciel, une cigogne blanche semble suivre la même direction que l’auto. Maman aime les oiseaux. Elle dit souvent qu’elle aimerait pouvoir voyager comme les grands échassiers. Vivre sous un climat plus clément quand la vie devient trop dure. Il lui suffirait alors d’étendre les ailes, d’allonger le cou, pattes en arrière, et de laisser le vent glisser sur ses plumes. Maman est une rêveuse, c’est Papa Daye qui le dit, mais Fatou aime bien quand elle lui raconte ses rêves.

 

On arrive à l’aéroport. La dame aux cheveux orange annonce qu’elles vont se rendre dans un autre pays. Les rêves de Maman vont se réaliser.

 

Dans l’avion, Fatou s’est endormie en scrutant vainement l’océan de nuages à travers le hublot, à la recherche d’un bec rouge et de longues pattes tendues en arrière. Manifestement les cigognes ne naviguent pas dans ces eaux-là, elles préfèrent sans doute le ciel bleu.

En arrivant, c’est un monsieur à lunettes qu’il a fallu suivre dans un taxi. Il faisait nuit et Fatou ne distinguait pas une seule étoile. Seulement les néons de la ville qui les ont guidées jusqu’à l’hôpital. Le monsieur est allé discuter à l’accueil et ils ont traversé des kilomètres de couloirs, la béquille toujours collée sous l’aisselle. Dans ce pays, il y a beaucoup de malades.

 

Ici, un lit est déjà prêt pour elle. Fatou regarde Maman, assise dans un fauteuil. Elle prend sa main dans la sienne. Le monsieur explique que demain, un chirurgien viendra examiner sa jambe, prendre des mesures. Ils lui fabriqueront une nouvelle jambe. Une prothèse pour  remplacer celle qu’elle a perdue. Il a dit que l’organisation fait ça pour qu’elle puisse à nouveau jouer comme les autres enfants.

Ce soir-là, quand Fatou s’endort, elle rêve qu’elle saute à cloche-pied sur une marelle dessinée dans la terre de son pays, sous l’œil rond et noir d’une cigogne au bec rouge.